Voir Dunkerque et mourir

Reno Vatain


Chapitre 1

 

A chaque pas, du sable s'infiltre dans les chaussures du brigadier chef Georges Boutondeu. Le soleil l'éblouit et il a bu trop de cafés. Au loin, l'horizon laisse passer les bateaux. Ce matin, en sortant de chez lui, il a failli renverser un homme avançant avec un déambulateur ; il ne devait pas avoir plus de 35 ans. Ensuite il s'est encore perdu sur la route du commissariat, après avoir cherché sa voiture pendant plus de dix minutes. Il n'arrive pas à imprimer le nom des rues. Tout est plat et l'horizon ne s'arrête jamais. Le soleil dans ses yeux, le sable dans ses chaussettes et une envie de fumer l'agacent. Pour faire diversion, le brigadier chef se passe la main dans les cheveux, ce qui ne sert pas à grand-chose. Il décide donc de se concentrer sur la distance qui le sépare de l'attroupement – gendarmes, pompiers, policiers, journalistes, badauds essayant de s'approcher - qui entoure le cadavre d'une femme blonde, environ 40 ans, les seins refaits (mal), du sable dans la bouche et une paire de lunettes Gucci enfoncée dans le fondement.

 

Chapitre 2

 

Barrières sociales en teck, phrases vides lâchées dans des cellulaires tactiles, odeur de laque et rires gras, voitures rutilantes achetées à crédit, garées sur le parking d'en face pour ne pas les perdre de vue, odeur de frites et sirènes de paquebots, cris d'enfants mâchés par la rumeur de la ville ou le bruit des vagues, poubelles débordantes, fumée toxique des usines dans les narines, corps abîmés déambulant en déambulateurs, la peau sur les os et des tatouages sur la peau, à l'encre passée, bleu délavé ; barrières sociales en acier arcellormittal, barrières sociales bac +7, barrières sociales aux vitrines des magasins, barrières sociales dans les rues propres des quartiers de bord de mer, garçons en terrasse aux manches retroussées pliant sous les commandes de ces dames.

 

Chapitre 3

 

Brigitte Van Haeltenin regarde vibrer son iPhone 4. Elle ne décrochera pas. Seule dans le 240 mètres carrés (monsieur est au bureau) lumineux malgré le gris du Nord, elle préfère continuer à garder les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur et sur ce qui s’y passe. Pour elle, le mot humiliation n’a pas la même valeur que pour vous. Sans parler du plaisir qui va avec. Si elle avait décroché, elle aurait su plus tôt que son amie a été retrouvée sur la plage de Bray Dunes, des Gucci dans le fondement. Aurait-elle pleuré à l’annonce de la nouvelle ? C’est possible. Ce dont on est sûr en tout cas, c’est que c’est elle qui lui a offert ces lunettes.

 

Chapitre 4

 

George Boutondeu fouille dans ses tiroirs, en vain. « Mais où sont passées ces satanées cigarettes ? »

- Mouscronnier ! Où sont mes cigarettes ?

- Dans la poche droit de votre imper, chef.

 

George Bontondeu glisse la main dans sa poche droite et ses doigts devinent le paquet de Chesterfield.

 

- Mouscronnier ! Appelez le labo ! Ca fait trois heures qu’on attend les résultats !

- Ils ont des difficultés avec les lunettes, chef. Je vous l’ai déjà dit.

- Mouscronnier ! Vous avez du feu ?

- Dans votre tiroir de gauche, chef.

 

Ce Mouscronnier, il n’a pas inventé la raffinerie de pétrole. Mais il sait où sont les choses.

Chapitre 5

 

Une semaine plus tard, l’enquête est déjà au point mort ; les forces de police connaissent l’identité de la victime mais n’ont aucune empreinte, pas l’ombre d’une piste, juste un cadavre à la morgue. La victime s’appelait Géraldine Hombrouckque, elle avait 47 ans, femme de Pierre Hombrouckque, entrepreneur prospère du bâtiment, 52 ans, trois enfants, dont un, trisomique. Famille à ranger parmi les notables de la ville. Connus et respectés de tous, ça va de soi, ces messieurs fréquentant ces messieurs, ces dames s’emmerdant entre dames, dépensant l’argent de monsieur de façon très ennuyeuse : question shopping, Dunkerque, ça n’est pas exactement le faubourg Saint-Honoré, comme s’en est rapidement aperçu le brigadier chef Boutondeu. Toute la famille a été interrogée, à commencer par monsieur, comme c’est marqué dans les manuels de la police et dans les séries télévisées ; rien, peanuts, peau de balle. Le mari a l’air vraiment triste, les enfants, on ne sait pas : « la génération actuelle, si elle ne reçoit pas la nouvelle par mail sur son smartphone, elle décroche pas un sourire » avait même commenté Mouscronnier, ce qui avait interpellé Boutondeu, alors qu’il était pourtant en train de se promener mentalement dans l’Obiou, le visage rafraîchi par le vent et le regard se perdant dans un horizon rempli de montagnes à perte de vue. Bref, c’est un peu la merde : aussitôt muté à Dunkerque, Boutondeu se retrouve avec une enquête hors du commun sur les bras, et pas l’ombre d’une piste à explorer. Pas même du côté des amies de la victime. Pourtant, lorsqu’ils les a interrogées, le brigadier chef a eu une intuition. A propos de quoi ? Impossible de mettre des mots dessus. Mais sur le moment, il aurait juré que quelque chose ne collait pas. Et puis tous les téléphones ont sonné, le procureur, le préfet, le maire et sa fille ont décidé de l’appeler à peu près tous en même temps. Si les bureaux étaient encore fumeurs, il aurait géré ça avec plus de sang-froid. Au lieu de ça, il a bafouillé dans tous les combinés qu’on lui tendait, s’est excusé auprès de tout le monde, sincèrement seulement auprès de Fanny, sa fille, et l’intuition a disparu. C’est à ce genre de détails qu’on comprend pourquoi sa carrière est juste normale, alors qu’elle pourrait être brillante. Tout de même, il commence à se souvenir du nom des rues et à retrouver sa voiture plus facilement.  

Chapitre 6

 

Par souci de crédibilité narrative, il convient d’ajouter une mort par strangulation, des traces de rapport sexuel mais aucune blessure pouvant induire qu’il a été forcé – pas de traces de menottes sur les poignets ni d’aucunes éventuelles entraves, ni bleus sur le corps hormis autour du cou, pas de lésions vaginales, buccales ; pour l’anale, Gucci n’a pas arrangé les recherches -, et une mort estimée « entre 22 h et 4 h, dans la nuit du 11 au 12 juillet », par Roger Meurier, légiste dunkerquois depuis 26 ans, allergique à l’odeur même de la cigarette, une calvitie bien avancée et une blouse blanche toujours impeccable jurant avec le gris de sa peau.

 

Chapitre 7

 

Misère sociale sous perfusion allocative, dents cassées, obèses allant par grappes de par les larges rues, suant fort dans l’acrylique de leurs vêtements, éclats de rire surjoués sous le fard de ces dames comptoirdescotonnierisés, promeneurs du bord de mer biturés depuis 12 h, bourgeoisie pouffant à leur passage, avant de recommander une tournée de martinis, enfants encore relativement innocents rebondissant sur les trampolines, poussant des cris et hélant leurs parents indifférents qui font semblant de sourire. Gros nuages gris, d’usines et de ciel bas, galeries marchandes fantomatiques, basket en promotion dans des présentoirs en métal bon marché, odeur de frites, joues rougies par l’alcool, corps abîmés, se trainant sur les pavés, lamentations intérieures d’une ville fantôme ; frustration, colère, désirs sexuels inassouvis boursouflant la peau, mains caleuses, lèvres fendues, vitrines bourrées de lunettes de soleil trop chères dans une région dévorée de gris, aboiements d’êtres humains, humiliation au coin de la rue, échines courbées, peaux jaunies, peaux craquelées, peaux dévorées de stigmate.

 

Chapitre 8

 

Brigitte Van Haeltenin regarde vibrer son iPhone 4. Elle ne décrochera pas. Seule dans le 240 mètres carrés (monsieur est encore au bureau) lumineux malgré le gris du Nord, elle préfère continuer à garder les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur et sur ce qui s’y passe. Pour elle, le mot humiliation n’a pas la même valeur que pour vous. Sans parler du plaisir qui va aller avec, dans 45 minutes. Elle hésite à se masturber tout de suite.

 

Chapitre 9

 

Comme dit précédemment, Georges Boutondeu rate parfois le coche, quand une intuition vient le visiter. Mais il est également pugnace. Deux semaines se sont écoulées depuis la découverte du cadavre sur la plage, mais entre temps, son bureau s’est rempli de feuilles du dossier, car cette histoire de lunettes Gucci le turlupine. Et s’il venait à moins y penser, les blagues de bureau sont là pour le faire revenir au point de départ. C’est Mouscronnier qui a lancé les débats. Le planton de service cherchait ses clés et a demandé à la cantonade, ronflant à moitié sous les néons blafards : « Mais putain, elles sont où, ces foutues clés ? » Mouscronnier lui a répondu « Dans ton cul ! A côté de la paire de Gucci ! ». Depuis, c’est plusieurs fois par jour, dès que possible. Boutondeu se demande si, lorsqu’il cherche ses affaires, Mouscronnier, tel un enfant un peu lâche, lui fait ce genre de réponse, caché derrière le verre opaque de la porte de son bureau. Il parierait que oui.

 

Chapitre 10

 

Dans la pièce sombre, un homme - la quarantaine, visage marqué, habillé d’un jogging en polyamide et d’un tee shirt trop grand récupérés au secours populaire - tente de manger des excréments. Sous le tas maronnasse, se cache un billet de 200 euros ; il le sait, il a été prévenu. On pourrait appeler ça une règle du jeu. Une seule lumière éclaire la cave, dirigée sur l’homme accroupi qui oscille entre gémissements, haut le cœur et petits cris hystériques. La caméra fixée à un mur filme la scène. Plus haut, à l’étage, trois femmes sont assises dans des fauteuils en cuir, les yeux rivés sur un écran. Elles pouffent, poussent parfois des cris, se mettent la main devant la bouche dans le fameux geste du « Non ! Ca n’est pas possible, ça me dégoute… je n’en reviens pas. » Elles se mettent à rire de plus belle, se prenant par les mains, se tapant les cuisses, profitant pleinement de la situation. Et puis elles finissent par se calmer, l’excitation redescend, le silence s’empare de la pièce. Elles se regardent à tour de rôle. Puis leurs yeux se tournent dans la même direction. La place de Géraldine Hombrouckque est vide.

 

Chapitre 11

 

 

L’intuition disparue, George Boutondeu s’est plongé dans le dossier, entre deux affaires courantes (toujours nombreuses, dans le Dunkerquois, malgré la période estivale : pédophilie, trafic de drogues, cambriolages plus ou moins foireux, disputes conjugales se finissant parfois en incendie, course poursuite en voitures, viols). Surconsommation de Chesterfield, journées rallongées, souvent tard dans la nuit, alimentation junk food plus que de raisonnable – cartons de pizzas, emballages de pâtes à emporter et papiers à sandwich tentent de s’entasser dans un coin du bureau, mais, joie des services publiques, une femme de ménage nettoie le tout un jour sur deux. Boutondeu prend des kilos mais ses petites cellules grises, aussi. Et finissent, un soir de fin juillet, par faire l’étincelle qu’il aurait dû avoir bien plus tôt : on n’enfonce pas une paire de lunettes Gucci dans le rectum de quelqu’un à qui on n'a rien à reprocher. Il est 22 h 48 quand Boutondeu décide qu’il va devoir découvrir le côté obscur de Géraldine Hombrouckque. On ne sait pas quel jour c’est. Mais ce soir-là, sa voiture est en pilote automatique sur le chemin du retour chez lui, à Malo. C’est très joli, Malo.

 

Chapitre 12

 

Le lendemain matin, les murs du bureau du brigadier chef sont plus que jamais tapissés des feuilles du dossier, photos dégueulasses comprises, il a prévu un réunion dans dix minutes avec toute l’équipe, avec pour consigne principale de trouver un maximum d’infos sur la vie de Géraldine Hombrouckque. Ce qu’il avait déjà demandé auparavant, avec le succès que l’on sait. A ses yeux de supérieur hiérarchique, le laxisme de son équipe y est pour beaucoup. Ca baille plus que de raisonnable, dans les locaux. Ca parle fort, ça bande les muscles, ça cause bagnole et jean à la bonne taille ; ça se tire un peu sur la nouille, quoi. En résumé, ça ronronne. Boutondeu n’étant ni l’ami des chats ni des tire-aux-flanc, tout ça le gonfle un peu, pour tout dire. Il compte donc bien booster ses troupes. Pendant quelques instants, son regard se perd par la fenêtre, il se retrouve illico dans les montagnes, l’odeur de l’herbe et des sapins s’invite dans ses narines, il repère une fourmi grimpant sur sa jambe et puis l’horizon s’obscurcit, le visage de Géraldine Hombrouckque occupant soudain tout le ciel.

Il s’apprête à appeler Mouscronnier, pour que ce dernier rameute les troupes dans son bureau, quand le téléphone sonne : « Boutondeu, j’écoute ». S’ensuit un silence où l’on peut lire des choses dans ses yeux. Puis il lâche un « j’arrive ». Ce qu’il fait.   

Chapitre 13

 

Elles avaient cru pouvoir nous humilier à cause de nos dents cassées, de nos joues creusées et de nos démarches gourdes. Elles avaient cru pouvoir marcher sur nos doigts grâce à leurs cartes de crédit et leur position sociale, grâce à leurs canapés cuir, leurs écrans plats et leurs ustensiles de cuisine en acier brossé. Elles avaient dû penser que repousser les limites les aiderait à tromper l’ennui, que le faire sur le compte de l’armée de malheureux hantant cette ville aux rues trop grandes et trop vides, les sans rien invisibles à leurs yeux autrement qu’en train de s’accroupir pour ramasser leur merde, relevait d’une certaine logique. Elles avaient cru pouvoir faire ça toute leur vie, impunément, faire pire encore à chaque fois, pour enfin ressentir quelque chose, elles avaient dû se dire que de toute façon, ça ne pouvait pas nous faire plus de mal, qu’on était tous les mêmes.

Mais nous ne sommes pas tous les mêmes.

J’envisage de leur arracher des bouts de peau avec leurs épilateurs triple vitesse. Je ne sais pas encore trop comment m’y prendre. Je sais juste qu’il en reste deux. Les pires, à mon avis.

 

Chapitre 14

 

Mouscronnier : « Le brigadier est arrivé en sueur, essoufflé. Mais l’œil vif. Il est bizarre, ce Boutondeu. Il me fait penser à ce Lucho, là, qui joue à l’OM. Très lent, mais technique. Pas très efficace, mais sur une action ou deux, ça peut être redoutable. Toujours est-il qu’il a jeté son mégot avant d’arriver sur la scène de crime, comme ils disent dans les films américains et les séries TV, qu’il s’est penché, qu’il a relevé le drap et s’est reculé pour vomir à distance raisonnable du cadavre. Il ne déjeune pas le matin, ça se voit.

Je lui ai tendu un mouchoir, je lui ai demandé si ça va chef, s’il veut qu’on attende un peu avant de lui exposer les faits, il a rien dit, il s’est essuyé le menton, il a cherché son paquet de cigarettes dans sa poche, il a eu un hoquet, s’est retourné, a vomi à nouveau, j’ai dit chef, ça va chef, il s’est à nouveau essuyé le menton, a passé sa main dans les cheveux, m’a regardé, l’œil vif encore une fois, un truc incroyable, il m’a dit ça va, m’a demandé du feu, j’ai dit vous êtes sûrs, il a hoché la tête. Il s’est mis à pleuvoir. »

 

Chapitre 15

 

George Boutondeu crache sa cigarette et gueule « allez chercher des bâches, nom de dieu, allez chercher des bâches, faut pas perdre les empreintes ! Bougez votre cul, bande de feignants ! Mais qui a foutu un drap sur ce cadavre ?! » Pendant deux secondes modèle « ô temps suspends ton vol », toute l’équipe se regarde sans rien faire et puis Boutondeu se dirige vers l’estafette des légistes, en ouvre les portes arrières à la volet, se hisse dedans à la fois péniblement et avec beaucoup de rage pour un homme de 51 ans qui fume un paquet de cigarettes par jour depuis vingt-cinq ans, revient en courant, lance sur le cadavre - ou du moins ce qu’il en reste, et croyez moi, on y reviendra – tout ce qu’il tient dans les bras, reprend son souffle, regarde un instant la mer car on est encore à la plage, se rue autant que faire se peut sur Mouscronnier et gueule un « réunion au bureau pour tout le monde. Dans une heure. »

 

Quatre heures plus tard, Roger Meurier décroche son téléphone et compose le numéro de Boutondeu. Il est formel, il n’y a pas d’empreinte. Il promet de finir l’autopsie ce soir. Boutondeu le remercie. Les images de ce matin ne le quittent pas. L’envie de penser aux montagnes ne s’est même pas présentée. C’est moche. Mais c’est comme ça. Comparé à ce qu’il a vu ce matin, les Gucci, c’est une caresse. Il n’a pas le moral, hésite à appeler sa fille. A la place il compose le numéro d’Allo Pizza.  

 

Chapitre 16

 

Je ne savais pas par où commencer, j’avais vu trop de films, j’avais trop la rage, ça n’est pas vrai que les auteurs de crimes atroces sont froids et méticuleux ; le bruit d’un os qui casse, ça fout les jetons. Mais je ne pouvais plus reculer. Je ne voulais pas reculer. Comment aurais-je pu reculer ? J’ai brisé son avant-bras gauche plus facilement que le droit. Je me suis souvenu de leurs rires quand j’ai rampé pour elles, que je me suis enfoncé sous ma propre peau tellement j’avais honte de ce que je venais de faire, tellement je voulais oublier vite et tellement c’était impossible. Je pense qu’elles devaient croire qu’on ne pouvait pas les entendre depuis leur cave à sévices. Et elles avaient sûrement fait en sorte que ça ne puisse pas arriver. Mais j’ai entendu leurs rires. Un mauvais branchement dans leur système, un court-circuit, un fil qui traîne, je ne sais pas. Mais ce que je savais, une fois dehors, une fois libéré, une fois face au miroir qu’elle m’avait fabriqué, c’est qu’elles allaient devoir payer pour leurs rires.

 

Chapitre 17

 

Boutondeu hoche la tête. Quand un préfet vous parle, vous ne décollez pas l’oreille du téléphone et vous attendez que ça passe, mais de façon attentive. Un peu comme si son supérieur hiérarchique se trouvait dans la pièce, un peu comme s’il pouvait le voir pianoter sur son bureau. Un peu comme s’il pouvait l’entendre penser « cette histoire, c’est un bâton merdeux, on n’est pas dans un polar, bordel de merde, il faut que je mette la main sur ce salaud sinon ça va chauffer pour mon matricule ». « Il va de soi que si vous ne trouvez pas rapidement le coupable, ça va chauffer pour votre matricule, Boutondeu », lâche le préfet avant de raccrocher. Le brigadier chef sursaute et regarde tout autour de lui. Mais hormis les photos de Géraldine Hombrouckque et de Chantal Labery qui le fixent, il n’y a personne dans son bureau.

 

Chapitre 18

 

Ses deux avant-bras sont brisés, on a arraché chaque globe occulaire ; avec une cuillère, dira l’autopsie. Pas très original mais diablement efficace. Son ventre est ouvert, le truc qui a fait ça pourrait provenir d’une cuisine, aux dires de Roger Meurier, genre appareil ménagé électrifié. Quand Mouscronnier a lu ça, il a bien faillir vomir comme le boss. Mince quoi, il vient d’offrir un super robot mixeur à sa femme. Quand Meurier a fouillé dans les entrailles, il a trouvé un BlackBerry. Encore allumé.

Il y a des traces de rapports sexuels. Là encore, difficile de savoir s’ils ont été forcés ou pas. Meurier n’a pas l’habitude de bosser autant, toute cette boucherie, c’est un paquet de gouttes de sueur sur son front gris. En vingt-six ans, c’est la première fois qu’il « ramène du boulot à la maison ». Sa femme, qui lit les journaux et se tient au courant de « l’affaire Gucci », comme l’a baptisé la presse, le trouve livide. Elle devait avoir un paquet de merde dans les yeux depuis un bon moment, mais c’est une autre histoire.

 

Chapitre 19

 

Le tournevis tombe des mains de Michelle Pointeclair, elle jure et tremble, redescend pour la quatrième fois de l’escabeau pour aller le ramasser. Elle n’arrive pas à démonter cette caméra. Le bricolage, c’était Brigitte. Elle est seule dans sa cave et elle a peur. Elle n’ose pas appeler Brigitte. Elle ne veut pas mourir. Elle voulait juste s’amuser. Et puis Jean ne la touchait plus depuis si longtemps. Elle n’a pas lu assez de livres, elle ne sait pas quoi faire, elle voudrait regretter mais elle n’y arrive pas non plus. Elle remonte sur l’escabeau. Elle reprend son souffle, tire sur sa jupe, vise avec application le pas de vis, avec succès. Elle sourit enfin. La dernière vis en main, elle se demande ce qu’elle va mettre pour l’enterrement.

 

Chapitre 20

 

Ressac et crottes de chien séchées sur le sable, bâtisses art déco aux façades ensablées, casino lumineux cerné d’automobiles, parking au bitume fracassé, lumières des restaurants luttant contre le vide.

 

Rues hantées par des vies trop petites, couvre-feu de 19 h et bus aux odeurs de gasoil, morts-vivants aux chaussures tâchées de mayonnaise, clapotis du port et trottoirs vides. Enfants de cinq ans faisant des signes à l’arrière du 4x4, un sweat GAP sur le dos, chat traversant la route à toute allure, employés de banque en chemises à manches courtes rejoignant leurs autos brillantes.

Barres d’immeubles sales, barres d’immeubles grises, barres d’immeubles avec vue sur la voie rapide et le Formule 1, contrats à durée trop déterminée, trop souvent, zones industrielles désertes.

 

Odeurs de javel, cris d’enfants, bouches mâchant bruyamment des steaks trops cuits sous des lumières trop vives, semelles en plastique chinois écrasant les frites tombées des plateaux, toboggan, boules de couleur et Nike taille 32 mal rangées.

 

Lampadaires. Briques. Bandes blanches. Goudron boursouflé. Hall d’entrée. Néons. Marches sales. Télévision.

 

Chapitre 21

 

Deux amies, même âge, même situation sociale, même mort atroce : au diable les intuitions, place aux faits. Cette enquête bouge enfin, se dit Boutondeu, sur le chemin de l’enterrement de Chantal Labery. Il s’en serait bien passé mais maintenant qu’il y est, il veut mettre la main sur le ou les coupables. L’animateur radio annonce pour la septième fois de sa voix agaçante l’enterrement de la « deuxième », « seconde », le reprend Boutondeu… « victime du tueur Gucci », dans son flash info, avant de laisser la place à « Francis Cabrel et Je l’aime à mourir… » Sont-ils stupides, dans cette radio, se demande Boutondeu en haussant les yeux au ciel, pluvieux ce jour-là. La réponse est oui. Enfin, c’est un peu plus compliqué que ça. Cinq minutes et plusieurs rues manquées plus tard, il gare sa voiture le long du cimetière, sort de son auto, emprunte le trottoir, ouvre son parapluie et manque de crever un œil à un homme qu’il n’a pas vu arriver et qui était en train de le dépasser d’un pas vif, la tête rentrée dans les épaules. C’est l’assassin. « Excusez-moi ». « Y’ a pas d’mal ». Il lui fait signe de passer, car Boutondeu est un type poli. L’homme gromelle un merci, renfonce son cou noueux dans son manteau et prend le chemin de l’entrée. Il se retourne une fois, regarde Boutondeu, jette un œil à sa voiture pas franchement banalisée et disparaît dans une allée.

 

Chapitre 22

 

Brigitte Van Haeltenin sent vibrer son iPhone 4. Elle le sort discrètement et voit qu’elle a un un nouveau message. Elle le remet dans sa poche sans le lire et réajuste pour la vingt-cinquième fois de la matinée ses lunettes de soleil, alors que, comme indiqué précédemment, il pleut. Mais outre le total look digne d’un enterrement qui justifie leur port, Brigitte Van Haeltenin a une bonne raison de les avoir sur son nez refait (mal) : elle ne veut pas qu’on voit qu’elle ne pleure pas. Pendant ce temps, il est question du royaume de dieu, de vie éternelle et de la cruauté de cette vie sur terre. « Tu parles, Charles », pense-t-elle, alors que le prêtre ne s’appelle pas Charles, mais Jean-Claude, 56 ans, quelques problèmes d’alcool par le passé et une vraie crise de foi, en 1985. « A qui le dis-tu », rajoute-elle à ses pensées. Comme tout ça l’ennuie, elle tourne la tête sans arrêt. Et finit par apercevoir le brigadier chef Boutondeu, qui la fixe avec insistance. Un frisson parcourt sa colonne vertébrale, quelque part entre la sueur froide et l’orgasme. Elle réprime un sourire en se pinçant la cuisse aussi fort qu’elle le peut.

 

Tout à l’heure, sur le chemin du retour, elle sortira son téléphone, lira son message et se mettra à pleurer, sous le regard compatissant de son époux au volant. « Ca va aller, ma chérie » lui dira-t-il. Mais non, ça ne va pas aller du tout.

 

 

Chapitre 23

 

Michelle Pointeclair serre les poings très fort, sous l’étoffe en soie, les jointures de ses mains virent au blanc. Elle dévore chaque parole de Jean-Claude Ducheniez, qu’elle croise depuis si longtemps tous les dimanches, sans rien y comprendre. Elle a beau tendre l’oreille, sous son joli chapeau à voiles, rien ne se passe. La vie éternelle, la vie ici bas, celle de Jesus Christ, « sacrifié pour nos pêchés », elle ne voit aucune lumière là-dedans. Elle ne veut pas mourir, c’est tout. Pas comme ça, pas éventrée, elle ne veut pas souffrir, elle pleure pour de bon, sous un crachin désagréable. Perdue dans ses pensées, les mains crispées et le regard perdu dissimulé derrière d’épaisses lunettes noires, pour ne pas qu’on voit que la peur la dévore, elle ne sent pas le regard fixe de George Boutondeu sur elle. Ni celui de l’homme caché derrière un caveau, à une trentaine de mètres de la cérémonie, et qui ne sait pas encore exactement comment il va s’y prendre avec elle.

 

Tout à l’heure, sur le chemin du retour, elle repensera aux paroles de Jean-Claude Ducheniez. Mais la lumière ne viendra pas.

 

Chapitre 24

 

Corbillard Mercedes, larmes de crocodiles, évangile et vengeance, haine sourde, colère déterminée, colère aveugle, colère froide, tressautements sous la peau et les ongles, marche arrière impossible, souvenir du frisson des os brisés avec les poings et revanche à toutes les sauces. Présence de la police. Présence des proches, présence de la famille, présence des enfants des bourreaux devenues victimes. Absence de dieu, absence de compassion, regards effrayés cachés sous de lourdes étoffes et des verres épais, absence d’à peu près tout… Adrénaline en partage. Excitation. Peur. Respiration au galop. Pluie sur les visages. Intime conviction que tout ça va mal finir.

 

Tout à l’heure, sur le chemin du retour, un plan qui se met en place, des essuie-glace qui fonctionnent mal, un chien qui traverse la route, un coup de volant mal négocié, une sortie de route, un arbre frôlé, la mort aussi. Mais non.

 

Chapitre 25

 

George Boutondeu ne quitte pratiquement pas des yeux Michelle Pointeclair et Brigitte Van Haeltenin. La première lui semble ailleurs et inquiète. La seconde, il n’arrive pas à savoir. Il tente de comparer ses impressions avec celles qu’il avait eu la première fois qu’il les avait interrogées, mais ses souvenirs sont un peu flous. Il s’en veut. Il sort son paquet de cigarettes, en sort une péniblement car son autre main tient son parapluie, manque de le faire tomber – il tient en horreur les parapluies, c’est un peu idiot et inexplicable mais il a toujours détesté cet objet ­– finit tant bien que mal par l’allumer et balaye la scène du regard. Il voit des familles immobiles, un homme au visage sec tenant une bible, un cercueil probablement très cher, des employés communaux engoncés dans de mauvais costumes, des montagnes de fleurs, des femmes aux joues tremblantes, quelques arbres secoués par un léger vent, des hommes aux visages fermés et plusieurs enfants qui, selon lui, ne devraient pas être là. Son regard se pose à nouveau sur Brigitte Van Haeltenin. Il jurerait qu’elle vient de sourire.

 

Plus tard, sur le chemin du retour, il se demandera longtemps s’il n’a pas rêvé, d’abord persuadé que non, puis empreint au doute. Mais ce qui est sûr, c’est que demain, elle seront dans son bureau.  

 

Chapitre 26

 

Mouscronnier : « Moi les enterrements, ça m’a toujours gonflé, mais le brigadier chef m’avait demandé de traîner aux alentours du cimetière, dès fois qu’il se passe un truc, on n’sait jamais m’avait-t-il dit, une affaire pareille, ça dépasse l’entendement, il faut s’attendre à tout et vous ne savez pas où sont mes cigarettes Mouscronnier ? J’ai retrouvé son paquet sur son bureau, hoché la tête en guise d’acquiesement, filé au garage, suis monté dans une voiture et ai pris la direction du cimetière. A la radio, ils ont parlé de l’enterrement de la deuxième victime du tueur Gucci et ils ont passé ma chanson préférée de Francis Cabrel, j’avais dragué ma femme sur cette chanson et à chaque fois que je l’entendais, je repensais à ce soir-là. Je suis arrivé au cimetière des souvenirs plein la tête, ai traîné entre les allées pendant toute la cérémonie sans rien voir de particulier, puis je suis revenu à la voiture, après avoir salué le chef.

 

Plus tard, sur le chemin du retour, je me suis demandé si on attraperait un jour le coupable. »

 

 

Interlude

 

De quatre à six mois plus tôt.

 

Pour la seconde fois de sa carrière, George Boutondeu sort son arme de service de son holster, hurle les sommations d’usage - l’espace d’un instant, la voix de l’instructeur lui revient -, vise les jambes et abat le fuyard d’une balle en pleine tête.

 

La lumière soudain tamisée, le son baissé et la boule à facettes enfin immobile, Géraldine Hombrouckque ouvre ses paquets sous le regard de l’assistance, parmi laquelle on retrouve Michelle Pointeclair, un caméscope à la main. Les « Wouh ! » et les « Ohhh ! » fusent de toute part, notamment lorsqu’elle déchire l’emballage contenant une magnifique et ostentatoire paire de Gucci.

 

Dans la pénombre d’une cave d’une maison de village, quelque part en Flandre maritime, un homme transpire à grosses gouttes, reprenant à grand peine sa respiration. Il tient dans ses mains les doigts d’un autre homme. Dans trente secondes, il les brisera, puis se mettra à pleurer. Pour l’instant, il n’arrive pas à se décider.

 

Interlude II

 

Le jour du pot de départ, l’assistance regarde ses chaussures, certains par tristesse, d’autres par gêne et personne ne sait trop quoi faire. Résultat, presque tout le monde ne dit rien, ou alors des bribes de yaourt postillonnés à même le gobelet en plastique. Vers 19 h, c’est déjà fini. Pas de cotillon, pas de grand discours et un sentiment de gâchis énorme flottant sous les néons. A 19 h 15, George Boutondeu quitte les locaux du commissariat, où il laisse vingt-cinq ans de souvenirs. Il sait déjà que les montagnes vont lui manquer. Mais pour l’instant, il est trop triste pour penser clairement à quoi que ce soit.

 

Brigitte Van Haeltenin regarde vibre son iPhone 3G. Elle ne décrochera pas. Seule dans le 240 mètres carrées (monsieur est au bureau) lumineux malgré le gris du Nord, elle préfère continuer à garder les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur et sur ce qui s’y passe.

 

Visage dévoré de tremblements et mains qui broient du sable, coups de pied dans les canettes de 8.6, colère tapant sous la peau, à intervalles beaucoup trop réguliers, rancœur en nausées, silence impossible et hurlements aussi. Le ressac de la mer qui vient cogner contre les nerfs. L’impasse de horizon devant la figure.

 

 

Chapitre 27

 

Brigitte Van Haeltenin est sereine : ancien disque dur pulvérisé au burin dans l’atelier de monsieur où il ne va jamais, nouveau disque dur installé, avec juste ce qu’il faut de données anciennes pour donner le change, iPhone formaté ; les preuves, il n’y en a plus. Une seule chose l’inquiète, sur la route du commissariat où l’attend Boutondeu, c’est Michelle. Hier soir, elles ont encore passé une heure à mettre leur version au point. Mais elle sait que Michelle a toujours été, sinon la plus faible, en tout cas la plus instable. Mais elle n’a jamais été la dernière non plus quand il s’agissait de trouver de nouveaux jeux, de nouvelles tortures. « Une belle salope ! », pense-t-elle en riant. Puis son visage se referme. Car depuis la découverte de Chantal sur la plage, une question revient sans cesse : lequel de ces moins que rien a décidé de se venger ?

 

Chapitre 28

 

- Vous avez une idée de qui a pu a faire ça à vos amies ?

- Non.

- Non plus.

- Voyez-vous quelqu’un de votre entourage qui pourrait vous en vouloir ?

- Non.

- Non plus.

- Vous ne trouvez pas bizarre que quelqu’un s’en soit pris à vos deux amies ?

- Si.

- Oui, c’est sûr.

- Quelque chose de particulier vous liait-il toutes les quatre ?

- A part une longue amitié, non.

- Non, je ne vois pas.

- Vous êtes bien certaines de n’avoir rien oublié de nous signaler ?

- Oui.

- Oui.

- Si quoi que ce soit retenait votre attention, n’hésitez pas à me contacter.

- Bien sûr.

- Vous pouvez compter sur nous.

- Je vous remercie. Au revoir, mesdames.

- Au revoir, monsieur le brigadier chef.

- Au revoir.

 

 

Chapitre 29

 

Une fois la porte refermée sur les deux femmes, Boutondeu prend une grande respiration, regarde par la fenêtre, pense furtivement à un col enneigé, à de la condensation qui sortirait de sa bouche et à ses joues fouettées par des branches. Il entend presque le chant des oiseaux et le bruit de la neige écrasée par ses semelles. Il frôle la béatitude de bureau, pour tout dire. Et puis une fausse question vient troubler sa courte quiétude : « Elle me prendrait pas un peu pour un jambon, les deux bourgeoises refaites au bistouri ? » Boutondeu n’est pas ce qu’on appelle un bad cop. Mais il a horreur qu’on le prenne pour plus con qu’il n’est. Cet entretien est la confirmation qu’il va falloir fouiller dans le côté obscur de ce drôle de quatuor. Dont il ne reste plus que la moitié de vivante.

 

Plus tard, le soir, chez lui, à Malo. Boutondeu s’emmerde devant la télé. Thalassa, non merci : la mer, ça va, il donne déjà tous les jours. Qu’on lui rende ses montagnes, nom de dieu. Il va se coucher le dos plié, les épaules rentrées, comme quand on sait que l’on n’aura pas ce que l’on désire. Il ne dormira pas bien.

 

Chapitre 30

 

Bip à intervalle régulier, goût de plastique dans la bouche, une douleur au niveau des cotes.

 

Des minutes qui s’allongent à écouter voler les mouches.

 

Plus tard, le bruit d’une porte qui s’ouvre. Celui de pas se rapprochant. La lumière qui s’obscurcit, puis qui revient à la normal.

 

Une douleur au niveau des épaules, à en devenir fou pendant quelques secondes, avant de disparaître aussitôt.

 

Des heures comme des jours, un silence blanc.

 

Une voix qui dit « il pourra sortir à la fin de la semaine », une autre qui dit « il a eu une chance inouïe, avec un pareil accident ».

 

Un travail à finir. Bientôt.

 

Interlude III

 

Environ trois mois plus tôt.

 

Cuisine qui hurle, assiettes brûlant les avant-bras, sueur collant à moitié le col de chemise au cou, démangeaisons impossibles à soulager, radio braillant de la soupe et des jingles pub, clients agitant les mains aux quatre coins de la salle, triple Karmeliet rougissant les joues, voix trop fortes, toutes en même temps, toutes trop fortes, toutes trop bruyantes, toutes trop. La porte d’entrée qui s’ouvre et des rires qui jaillissent dans le restaurant.

Ces rires.

Assiettes qui s’effondrent sur la mise en pli d’une dame habillée tout en gris, tablier arraché, enjambées transpirantes vers les arrière-cuisines, un coup d’œil par dessus l’épaule, quatre visages mémorisés, arrivé dehors, un cri, un hurlement, empoigner un vélo, pédaler, vouloir mourir et puis vouloir tuer.

 

Chapitre 33

 

Manque de bol, Brigitte Van Haeltenin n’est pas chez elle non plus. Elle est en Belgique, chez un armurier. Tandis qu’elle hésite entre telle et telle arme de poing, elle regarde vibrer son iPhone 4S, posé sur le comptoir. Elle ne décrochera pas. C’est dommage, sinon elle aurait su qu’il y a du nouveau dans l’affaire Gucci. Que Michelle est morte, ça, elle le savait déjà. Mais que le principal suspect se dirige peut-être chez elle, ça, elle aurait pu l’apprendre. Ou du moins s’entendre dire de rester prudente. Ce qu’elle sait, en revanche, c’est qu’elle « prend celui-là », en l’occurrence un Beretta 9 mm. Comment ça, il faut un permis pour ce genre d’arme ? Non, il faut beaucoup d’argent. Beaucoup d’argent et quelques sourires.

 

 

Chapitre 34

 

Boutondeu n’a rien dit. De toute façon, il ne s’en était pas rendu compte tout de suite. Mais le visage du suspect lui disait quelque chose. Boutondeu n’est pas physionomiste. Dans la voiture qui l’emmène à son rendez-vous avec le préfet, il se sent un peu honteux. Il aurait pu l’arrêter, ce jour-là, au cimetière. Il pense à monsieur Pointeclair, à ses enfants, il aimerait être ailleurs. En même temps, il se trouve des excuses : on n’arrête pas quelqu’un qui entre dans un cimetière ; ça n’était pas marqué sur son front qu’il avait tué la personne enterrée ce jour-là ; il ne possédait pas les éléments qu’il a aujourd’hui. Quoi qu’il en soit et de manière plus ou moins rationnelle, George Boutondeu n’est pas à l’aise dans ses mocassins. Et quand il s’arrête de réfléchir, ce qui le mine, un œil sur la plage qui défile et les chalutiers rouillés, c’est qu’il s’apprête à mettre la main sur quelqu’un sans savoir pourquoi il a déjà tué trois femmes. Mais surtout, énorme frustration qui lui fait détourner son regard dans le rétroviseur, c’est l’échec de ne pas encore avoir réussi à percer le secret de ces quatre drôles de dame. A cause de ça et d’une fibre humaniste peu compatible avec sa fonction, il veut à tout prix le prendre vivant. Ses bientôt vingt-six ans dans la police nationale lui soufflent que ça va être compliqué.

 

Chapitre 35

 

Maison vide remplie d’objets chers. Un regard croisé dans un des nombreux miroirs, des cernes, des joues creuses et un regard éteint. Photos des enfants accrochées au mur, écran plat, table basse en verre, canapé en cuir blanc. L’hésitation de rester, de se cacher, d’attendre. Ou bien de s’enfuir pour sauver sa maigre peau. Un bruit à la porte qui vient interrompre le silence, une clé dans la serrure, saisir le premier objet qui se présente, un club de golf, se glisser derrière les rideaux, transpirer et reprendre sa respiration, des pas dans le hall, repousser le rideau de la main gauche, lever le bras droit et frapper. Du rouge plein le canapé blanc. Mais l’homme respire encore.

Chapitre 36

 

Le préfet hoche la tête au récit des avancées de ces derniers jours et félicite Boutondeu, un silence de quelques instants tente de s’installer puis le préfet lui serre la main et le brigadier chef, comprenant que l’entrevue est finie, s’en va. La main sur la poignée de la porte, car c’est toujours à ce moment là que le dialogue se termine vraiment, le préfet lui lance d’une voix presque neutre « attrapez ce salaud et on reparlera de votre avenir ». Boutondeu est surpris mais le préfet n’a pas le temps de s’en apercevoir, il a déjà refermé la porte. Le brigadier chef glisse la main dans la poche droite de sa veste, puis dans la gauche, puis dans toutes celles de son pantalon, revient dans celles de sa veste, s’énerve mais ça ne l’aide pas à trouver ses cigarettes. Il sort du bâtiment, à la recherche du tabac le plus proche. Entré dans un PMU situé à cinq cents mètres de là, il intègre la file d’attente. Trois personnes devant lui, un homme, le cou en sueur et les main tremblantes, pose des billets de 50 euros les uns après les autres sur le comptoir, sous l’œil calculatrice de la patronne. Au bout de 3700 euros, l’homme finit par céder la place. Les deux autres clients veulent une carte de téléphone pré payée, un paquet de Marlboro, deux de Winston bleu 100’s, un Astro, quatre Millionnaire, des feuilles à rouler, un briquet « non, pas le rouge, plutôt le bleu, vous n’en avez plus des noirs ? », les cotes de la prochaine journée de ligue 1 et un Twix. Son tour enfin venu, Boutondeu ne trouve plus son porte-monnaie.

 

Chapitre 37

 

Dix minutes après l’arrivée du mari de Brigitte Van Haeltenin, Mouscronnier se gare juste en face de leur maison. Sur le siège passager, le gardien de la paix Bertrand Bougeon regarde sa montre. Il est 19 h 22. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais eu de problèmes pour obéir aux ordres. Mais cette histoire de planque devant le domicile d’une potentielle victime, ils n’y croient pas. « Y’ viendra jamais » lâche Bougeon d’un ton monocorde. Mouscronnier hausse les épaules, répond « ch’uis bien d’accord avec toi, mais c’est les ordres », « quand même c’est une sacrée barque qu’y z’ont là, les bourgeois » dit Bougeon, « T’as raison, on n’aura jamais la même », répond Mouscronnier et les deux agents de police poursuivent cette superbe succession de poncifs, tandis que la lumière baisse doucement.

 

A la nuit tombée et l’intérieur baignant depuis une dizaine de minutes dans un silence banal, Mouscronnier finit par demander : « Le chef nous avait pas demandé d’aller les prévenir de notre présence ? »

 

Chapitre 38

 

Brigitte Van Haeltenin jette sans cesse des coups d’œil à l’arme qui dépasse de son sac, posé sur le siège passager et du coup, elle ne voit pas vibrer son iPhone 4S, pourtant à côté de son sac. La nuit est en train de tomber mais elle a gardé ses lunettes de soleil : elle a toujours aimé ça. Des verres fumés entre elle et le monde, le tenant à distance. Brigitte Van Haeltenin ne s’estime pas être comme tout le monde, pour dire les choses comme elles sont. Tandis que sa Mercedes classe A Berline 160 CVT file à plus de 130 km/h, elle pense au bain qu’elle va prendre en rentrant, à son mari ennuyeux qui va lui raconter sa journée et au petit film qu’elle s’est gardé, soignement caché au sous-sol. Elle attendra que monsieur dorme. Et puis elle ira le regarder. En mangeant de la glace.

 

Chapitre 39

 

Au moment où Mouscronnier et Bougeon sortent de leur Peugeot 307 aux couleurs de la police nationale pour aller sonner à la porte des Van Haeltenin, une Mercedes classe A Berline 160 CVT arrive à leur niveau. La conductrice ralentit, ferme son sac et ouvre la vitre électrique. « Bonsoir messieurs » lâche-t-elle dans un grand sourire dont les deux agents ne perçoivent pas l’ironie. « Vous êtes là pour veiller sur moi ? » « Oui m’dame », lui répond Bougeon, la visière de sa casquette entre son index et son pouce. « Eh bien me voilà rassurée… Bonsoir messieurs » conclut-elle, avant de rentrer sa voiture dans le garage. Pendant que la porte automatique se soulève, elle tourne la tête vers la facade de sa maison. Les rideaux de la baie vitrée sont fermés. Son mari les laisse toujours ouverts. Sa voiture est là. Un frisson parcourt la colonne vertébrale de Brigitte Van Haeltenin. Elle ouvre son sac pour vérifier que son revolver est toujours là. Puis enclenche la première.

 

Chapitre 40

 

A chaque pas sur le bitume, l’ampoule naissante à l’arrière du pied gauche du brigadier chef George Boutondeu lui dessine une grimace sur la figure, qu’il s’efforce de faire disparaître au plus vite. Les lampadaires du quartier résidentiel où vivent les Haeltenin l’éblouit et il a bu trop de cafés. Le brouhaha nocturne des voisins sortis sur leur palier en robe de chambres, des sirènes et des officiers s’agitant en tout sens l’agacent. Pour faire diversion, le brigadier chef se passe la main dans les cheveux, ce qui ne sert décidément pas à grand-chose. Il décide donc de se concentrer sur la distance qui le sépare de l’attroupement – gendarmes, pompiers, policiers, journalistes, badauds essayant de s’approcher - qui entoure le perimètre délimité autour de la maison des Haeltenin. Tandis qu’il aperçoit Mouscronnier courant à sa rencontre, il marmonne un « tout ça va mal finir ». Il sort une cigarette. Mouscronnier, arrivé à sa hauteur, essoufflé, le cheveu collé sur son front par la sueur et un air effrayé qu’il ne lui connaissait pas se plante devant lui. Après un silence pas assez long pour devenir gênant mais suffisant pour inspirer tout un tas de questions à Boutondeu, le regard de Mouscronnier finit par quitter ses chaussures, passe en revue l’attroupement des badauds puis finit par se planter péniblement dans celui de son supérieur : « Bougeon s’est fait descendre, chef ». Une grimace traverse la figure du brigadier chef. Il n’aurait jamais dû mettre ses nouvelles chaussures aujourd’hui.

 

Chapitre 41

 

Le bruit de sa mâchoire brisée par le club de golf, juste avant celui d’une détonation. Le silence qui s’en suit. Le visage ahuri d’un agent de police se collant à la fenêtre. Une autre détonation. Le visage du policier qui explose. L’arme, fumante, tremblant entre ses ongles manucurés. Le bruit de son poignet qui casse au second coup et l’arme qui vole de l’autre côté de la pièce. Un cri de douleur bouffi de haine. Son regard. Ce regard. A peine voilé, derrière ses Gucci brisées en deux.

 

Des sirènes hurlantes, des cris dans la rue, un homme qui braille « Putain, z’ont buté Bougeon ! Il est mort ! Il est mort ! », un chien qui aboie et des pneus qui crissent.

 

Le glou glou de salive mélangé au sang dans sa bouche couvrant presque les gémissements de son mari, affalé sur le canapé. Envie de silence. Envie d’appuyer sur stop. Au lieu de ça, des insultes vomies en borborygmes, au milieu de bulles de sang et d’une dent crachée sur le parquet en bois ancien.

 

Des mots d’abord incompréhensibles, sortant probablement d’un mégaphone. Puis un nom au bout d’une phrase : « Boutondeu ».

 

Chapitre 42

 

« Je suis le brigadier chef Boutondeu. La maison est cernée par la police et la gendarmerie. Sortez les mains sur la tête. Je répète, je suis le brigadier chef Boutondeu… » Le perimètre a été évacué. Ne reste que des hommes armés et plusieurs ambulances. Depuis le premier étage de sa maison, Gérard Crondecourt filme la ruelle. Il se dit qu’avec un truc pareil, il va se faire des couilles en or. Sauf qu’en vérité, il va se retrouver au poste. Et qu’il ne verra pas l’ombre d’un euro. Pendant que Gérard Crondecourt compte mentalement tout l’argent qu’il n’aura jamais, c’est silence radio dans la maison des Haeltenin. Dans la rue aussi. Seul le mégaphone pendant au bout du bras de Boutondeu crachote des chiures de mouches passées au sanibroyeur.

 

Chapitre 43

 

Brigitte Van Haeltenin regarde vibrer son iPhone 4s tombé par terre. Elle ne décrochera pas. Et même si elle avait pu, elle n’aurait pas réussi à articuler correctement « allo », avec cette mâchoire cassée. Juste avant que ne s’abatte pour la troisième fois le fer 11, qu’elle avait offert à son mari, sa dernière pensée est un souvenir : « Putain les filles ! Je vous dis qu’une fois qu’on en a terminé avec eux, il faut les tuer ! ». Puis elle meurt sous la violence du coup.

 

Chapitre 44

 

Le silence, presque. Seuls subsistent les ahanements de son mari. S’avancer vers la cuisine, bruit crispant du métal qui rebondit sur le carrelage. Celui de l’eau coulant du robinet. Fraîcheur sur les joues si creuses. Mains qui râpent au contact des poils de barbe encore piquants. Reprendre son souffle. Eviter les miroirs en allant ramasser l’arme qui a glissé sous la bibliothèque. Semelles qui collent au sol comme dans un film, un regard à ce visage broyé qui semble encore sourire malgré tout et frémir une dernière fois. Détourner le regard de ce rictus effroyable. Reprendre à nouveau son souffle. Ne pas dire un mot. Ne pas hurler, ne pas verser une larme, ne pas exprimer de regrets. Juste le silence. Puis le bruit de la porte d’entrée qui grince. La fraîcheur de la nuit mordant la peau. Un pas. Deux. Trois. Soulever le bras sans conviction et pointer l’arme en direction des ombres qui font face.

 

Dernier chapitre

 

« Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! » gueule Boutondeu, crachant au passage sa trente-septième cigarette de la journée, mais c’est déjà trop tard.